Elle interpella avec bonté l’enfant, en lui disant : “ Ma petite, puisque tu es arrivée à les tromper, il n’y a que toi au monde capable de nous débarrasser de ces monstres. Voici le moyen : laisse choir au fond du puits ton récipient et va tout de suite chercher ton hôtesse. Elle accourra, montera sur la margelle et s’étirant comme lin sous les doigts de la fileuse crochera la seille (seau). Alors, ma mignonne, lui décollant les pieds de son point d’appui tu la feras dégringoler dans l’eau, à jamais tordue en spirale de même qu’un serpent. Alors inquiet de sa bonne pourvoyeuse, car pour beaucoup le ventre remplace le cœur, le mari arrivera. Même manœuvre, et tout sera accompli. ”
     La fillette, pas bête, suivit le conseil, et noya de la sorte sorcière et ogre, qui jusqu’à cet instant avaient plus accoutumé de boire du sang que de l’eau de puits. Ayant perdu ces très chers parents adoptifs sans le moindre chagrin, le frère et la sœur héritèrent de leurs biens assez rondelets, et valant plus qu’eux. Pendant longtemps ils vécurent heureux aidés de serviteurs sur le domaine ainsi acquis.


Dessin de Robida
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     Mais le garçon étant arrivé à l’âge de se marier prit femme, comme le sire de Framboisie, sans songer que deux femmes sous le même toit ne peuvent s’y accorder lorsque leurs titres à y commander sont égaux et leur beauté inégale. C’est alors comme les plateaux d’une balance dont un rien moins que rien détruit l’équilibre (cette loi immuable est prouvée depuis longtemps).
     A peine installée en effet l’épouse demi-châtelaine éprouva une horrible jalousie à l’égard de cette ravissante belle sœur dénuée, elle, de la moindre méchanceté. Elle cherche aussitôt à l’éloigner.
     Dans ce but, elle tua le cheval préféré de son Seigneur et maître et en accusa la pauvre Françoise, aussi bonne que pain blanc de farine moulue aux moulins du Blavet. René interrogea sa sœur. Pour toute réponse il obtint : “ Dieu seul et moi connaissons la coupable ”.
     N’ayant pas réussi, l’infâme créature empoisonna le chien de tête de la petite meute de chasse. Identique calomnie de sa part, et semblable explication de Françoise.
     N’y tenant plus la femme donna la mort à son premier né. Même accusation, même réponse énigmatique. C’en était trop pour le père. Furieux il voulut savoir coûte que coûte qui avait précipité son enfant dans la fontaine. Il entraîne la peu bavarde au milieu de la solitude de la Forêt.
     Là, après avoir essayé par tous les moyens de lui délier davantage la langue, ivre de colère il devint brutal et coupa les deux mains de la jeune fille avec une bonne faucille.
     La charmante créature ne laissa échapper ni plainte ni reproche, se contentant de demander à son bourreau de la placer sur un buisson pour que les bêtes errantes en l’achèvent pas. Il agréa la requête, et la jeta où elle désirait être mise, un petit hêtre tordu et feuillu au milieu d’épines. Mais dans l’opération R. s’enfonça une épine noire dans le pied, et tandis qu’il s’enfuyait en hâte, il entendit ces paroles de la victime : “ Tant que mes deux mains ne seront repoussées, tu garderas vivante à même ta chair ce souvenir de ta mauvaise action. ”
     Laissée seule, la pauvre Françoise avait heureusement comme amie fidèle et consolatrice une jolie petite chienne qui ne la quittait jamais, Netra, ce qui veut dire “ rien ” en breton. Dès le départ du stupide mari, elle se mit à pleurer et sauter essayant d’atteindre sa maîtresse. Puis se rendant compte qu’elle ne pourrait la dégager elle résolut d’aller chercher du secours. Ayant couru, trimé beaucoup, le bon animal découvrit un riche château où un jeune homme très distingué, Roger de L. rentrait justement de la chasse, monté sur un superbe coursier et suivi de sa meute puis de ses valets.
     Sans retard, Netra s’en approcha se mettant à tâcher de lui expliquer dans son langage ce qu’elle désirait. Par malheur le châtelain n’était pas encore assez expert en cette langue, expressive mais ne ressemblant à aucune autre, il ne comprit pas sa gentille interlocutrice. Il s’imagina qu’elle demandait de la nourriture. Comme en ce manoir sa mère et lui ne savaient refuser, le cavalier donna l’ordre de conduire la chienne à la cuisine afin de la bien soigner.
     Dame Mariette y commandant, présenta à la visiteuse un bon morceau de viande cuite, puis voulut la caresser. Hé bien oui ! elle était déjà loin emportant triomphalement la généreuse aumône sans y goûter. Lorsque la chienne eut rejoint son infortunée maîtresse, se transformant en infirmière, elle déchira sur la mousse le fricot et sauta, sauta jusqu’à ce que son amie blessée put saisir quelques bribes dans sa bouche.
     Nullement découragée de n’avoir tout obtenu la première fois, Nétra recommença le voyage qu’elle fit alors assez rapidement ayant appris sa géographie locale (Les chiens l’apprennent sans difficultés de leurs nez et pattes, qu’ils sont heureux !). Arrivée à la demeure seigneuriale elle trouva Roger dehors en compagnie de sa mère. Celle ci lui avait formé un cœur comme le sien. A la vue de Nétra, le Seigneur voulut chercher lui-même quelque chose pour la charmante quêteuse, prêt même à la suivre parce qu’intrigué par sa manière d’agir.
     Cette fois, remarquablement intelligente, je vous le dis car j’ai connu son arrière petite fille, au lieu de s’enfuir avec le morceau telle une voleuse, la chienne allait et venait remuant sa courte queue devant le jeune homme afin d’indiquer une invitation à l’accompagner. Il la suivit.
     Conduit par son petit guide, le châtelain s’avança à travers bois. Rendu à deux cents pieds du buisson il vit Nétra lâcher ce qu’elle portait et s’élancer sur le buisson de la malheureuse suppliciée, avec des cris de joie, signifiant : “ Courage me voilà, me voilà, avec de l’aide ! ” la jeune fille se redressa un peu sur sa couche de douleur. Ses grands yeux limpides comme le firmament s’illuminèrent d’un rayon d’espoir. Ses joues pâles encadrées de longs cheveux épars donnaient à son visage l’aspect d’une vierge martyre avec un air de résignation (fard, m’a-t-on dit, employé de nos jours par beaucoup de dames).
     S’approchant, le Seigneur crut voir une apparition plus charmante et plus idéale que jamais son imagination rêveuse n’aurait pu concevoir. Très ému et respectueux le seigneur Roger s’écria : “ Noble Damoiselle, quel monstre inhumain a pu oser vous mutiler ainsi ! Nommez le moi, et je le mettrai à mort ! je ne lui offrirai pas comme à un chevalier un combat noble et loyal, mais je l’abattrai comme une vermine immonde et cruelle qu’il est ! ”. Tout en disant cela, il soulevait avec précautions délicates l’infirme pour la déposer sur la mousse au pied d’un hêtre. Il la pansa au moyen de fines bandes arrachées à son linge de gentil seigneur. Puis il la prit dans ses bras vigoureux il la porta aussi vite qu’il pouvait vers sa mère à la maison, sûr qu’elle serait accueillie avec sympathie puisqu’elle souffrait.
     En effet, la bonne Dame lorsque son fils pénétra ainsi dans le château l’embrassa, fière et tendre. Puis elle donna un baiser de bienvenue à la jeune fille qu’il lui présentait. La charitable femme était habile ne l’art de guérir les blessures, et les pitoyables moignons furent rapidement cicatrisés.
     Dès lors dans le cœur de la pauvre Françoise-aux-mains-coupées la souffrance s’effaça peu à peu, faisant place à un sentiment profond où l’amour mêlé à la reconnaissance s’allumait d’un feu entretenu par le jeune Seigneur. Bien que timide, il lui soufflait chaque jour à l‘oreille “ Ma mie je vous aime follement ”. Voyant que ces deux êtres délicats et purs faits pour s’entendre seraient sa joie, la Dame accorda sans hésiter son consentement au mariage.
     La guerre lui avait pris déjà son époux, et ses fils aînés. La vie et la joie revenaient au manoir de la veuve. Hélas le bonheur, cette chose si rare se mesure souvent au pouce, et la peine à l’aune. Il en fut ainsi de ce nouveau bonheur. Un matin un homme d’armes apporta un message du Seigneur de Rostrenen, dont Roger tenait son fief, de rallier au plus vite sa bannière pour partir à la croisade avec le Duc de Bretagne. Avec ce message la désolation était réapparue dans la noble demeure où la vie avait à peine commencé de s’écouler si heureuse.
     Cependant personne n’ignorait au manoir que “ Noblesse oblige ”, aussi l’on fit vaillamment les préparatifs d’une telle expédition. Le jour du départ venu, le jeune Croisé embrassa bien fort mère et femme qui le lui rendirent à qui mieux mieux. Cela accompli, il enfourcha son cheval puis se retournant ensuite sur sa selle, en un geste gracieux le sourire aux lèvres leur envoya un baiser. Alors il éperonna sa monture laquelle partit au galop.
     La scène changea alors. Le brave guerrier suivi de son écuyer ne craignit plus de laisser perler à sa paupière une larme d’amour tandis que les deux châtelaines en pleurs rentrèrent dans la grande salle ; elles y tombèrent à genoux priant Dieu, le meilleur des consolateurs.
     Peu de mois s’écoulèrent, et la maman de Roger usée par les émotions multiples de sa vie s’endormit pour toujours entre les bras de sa belle- fille, qui pieusement lui ferma les yeux.
     Françoise n’avait plus ni protecteur ni protectrice. Sa situation dans sa propre maison devint pitoyable. Certains serviteurs n’éprouvant aucune crainte d’une femme plus douce qu’une colombe et si incapable d’un reproche en prirent à leur aise. La méchante belle-sœur ayant appris que Françoise vivait, sa jalousie se réveilla et elle se fit l’instigatrice de plus mauvaises dispositions encore, à commencer par l’intendante du manoir.
     L’épouse du Croisé fit mander un courrier pour annoncer à son mari et la mort de sa mère, et la naissance de jumeaux. Elle croyait cet homme fidèle, mais soudoyé par une bourse d’or accompagnées de libations copieuses et des promesses de la maléfique intendante, il falsifia le message : “ Il vous est né deux jumeaux ” devint “ Votre femme a mis au monde un chat et un chien ”.

     La réponse du Chevalier fut donnée comme suit : “ Gardez les quand même, jusqu’à mon retour mettez la mère au four avec ses nourrissons ”.
     L’intendante fausse et pateline, effrayée de se compromettre trop si le Maître revenait de la Croisade, conseilla à son épouse de se dérober à sa fureur en emportant ses héritiers cachés dans un bissac, l’un devant, l’autre derrière, et de se déguiser elle-même en pauvresse.
     Ainsi chassée par ruse, Françoise-aux-mains-coupées franchit le pont-levis du plessis, que l’on releva aussitôt derrière elle. La malheureuse ne possédait plus que le trésor souvenir vivant de celui qu’elle croyait à jamais perdu. Après avoir marché à l’aventure elle passa près d’une fontaine. Elle avait très soif. Mais les mères savent souffrir pour la chair de leur chair, elle ne voulut pas boire à la fontaine, car se pencher eut été dangereux : un des petits pouvait glisser dans l’eau, et Françoise-aux mains-coupées ne pourrait le rattraper.
     Quelle ne fut pas sa stupéfaction de voir à cet instant un oiseau de Paradis se percher sur un saule au-dessus de la fontaine. En une pose engageante il indiquait l’eau et chantait “ buvez donc, buvez donc ”. La bonne créature hésitait, pourtant le charmant petit chanteur reprenait inlassablement sa courte phrase musicale. Elle se baissa, et l’un des enfants tomba. Françoise instinctivement essaya de le saisir et parvint à le sortir de la fontaine d’une main qui dans son geste avait repoussé.
     L’oiseau reprenant sa litanie invitative, la fugitive s’inclina à nouveau vers le bassin, et l’autre enfant éprouva le sort de son frère. La mère à nouveau s’efforça de repêcher l’enfant. Lorsqu’elle le sortit de la fontaine, elle avait deux mains. Emue de ravissement, elle remercia le Bon Dieu qui avait envoyé le petit oiseau bleu. Elle remercia aussi bien sûr celui-ci, qui après lui avoir donné quelques instructions s’envola pour retourner en Paradis. Elle se voyait maintenant sans crainte pour soigner ses petits enfants et capable de travailler pour les nourrir.
     Pleine de courage la voyageuse reprit sa course sans omettre de suivre les instructions de l’oiseau de Paradis : “ munissez-vous d’une baguette de coudrier, et quand vous aurez trouvé un endroit à votre goût, frappez trois fois le sol avec cette baguette. ” Elle suivit un chemin qui s’offrait à travers les landes vers le sommet d’une montagne haute comme sont les plus hautes montagnes de Bretagne, le Menez Hom, le Roc Trevezel et le Méné Bré.
     Mais ce Menez là n’avait pas de nom connu. Lorsqu’elle arriva à son sommet, il y avait un espace découvert planté d’herbes fines et de fleurs sauvages entre landes et forêt. Au levant s’ouvrait une dépression peu profonde avec des plantes des marais, il en sortait un ruisseau qui coulait vers la forêt. Le Bois commençait tout à côté et s’étendait vers le nord sur les sommets, mais toutefois après une trouée profonde : l’eau y cascadait entre des blocs énormes de granit arrondi, et parfois disparaissait. Elle finissait par se calmer en un étang d’argent tout en bas. Au couchant, on voyait mille villages et collines de la Basse Bretagne, et vers le sud, tout de suite se continuait la crête du menez avec ses landes et des menhirs épars. Le Blavet était par-là bas sans doute, au-delà des monts, et le cher manoir qu’elle avait quitté. L’endroit lui plut, il avait comme un air de printemps et de bonheur.
     Elle frappa donc trois fois de la baguette de coudrier. Aussitôt sortit de terre par enchantement un magnifique manoir plus beau que celui du Duc en la Forêt. Un fossé et un petit mur rempart l’entouraient en carré, comme la merveille de Kerjean en Léon, avec des écuries des granges et des étables adossées au mur comme à Loguevel. Ces dépendances regorgeaient d’animaux paisibles, le jardin résonnait d’une musique charmante d’oiseaux inconnus, et les portes du château, car c’était plus qu’un manoir, ou alors un manoir comme on n’en fait plus ni en Léon, ni en Poher, ni en Tregor, au-delà de Bulat. Ni non plus en Basse Cornouailles .Au Pays du blé blanc, Vannes, je n’y suis jamais allé, mais il n’y en a pas non plus si leurs architectes n’y travaillent pas pour les fées.
     La porte était ouverte devant elle. Des bahuts et des coffres renfermaient linge, draps de lin, vêtements simples et somptueux ; rien ne manquait, et tels ils étaient que Duchesse ou Reine n’en avait à sa disposition. Quant au service, point de serviteurs. Au-dedans et au dehors, tout se faisait à la baguette, et depuis l’expression en est restée ; mais personne n’a plus aujourd’hui à son service comme alors, la baguette des fées.
     Elle prit possession de ce vrai palais, digne de sa beauté, mais plus encore de sa délicatesse et de son cœur d’or, Françoise la vraie princesse. Dans la salle à manger se trouvait servi un coquet repas sur une table garnie de vaisselle précieuse, des fleurs inconnues jetées avec goût à même la nappe de guipure y formaient une délicieuse harmonie de tons vifs, comme vous autres peintres de Pont Aven vous essayez d’en imaginer.
     Françoise déposa ses enfants dans un berceau en forme de nid, garni de lingeries et de dentelles plus riches que n’en eut après la Duchesse Anne. Qu’elle était exquise la nouvelle châtelaine occupée à son rôle de petite maman, attentive à changer ses bébés le sourire aux lèvres, pour la première fois de ses mains à elle. Son âme remplie de joie, jamais encore sa splendeur n’avait atteint un tel éclat. Presque toutes les mères, ma parole, doivent avoir le don de se transfigurer à chaque maternité, afin que les enfants dès les premiers regards fixés sur elles puissent en imprimer au plus profond de leur être l’image incomparable à nulle autre.
     Les toilettes terminées vint le tour de donner la bouillie d’avoine au lait doux et les biscottes que les marmots avalèrent goulus, mieux qu’un jeune coucou vermisseau en nid de fauvette. Cela accompli, comme des indices de sommeil apparaissaient, Françoise ferma au-dessus du berceau des rideaux qui n’étaient que les deux ailes d’un oiseau dont la tête et le jabot tenaient lieu de crosse.
     Ses soins maternels accomplis elle songea un peu à elle-même, car les femmes restent toutes coquettes sans qu’importe l’âge ou la situation. Trois coups de la baguette, et ses cheveux furent coiffés d’une nouvelle façon, des vêtements luxueux se substituèrent à ses nippes, des bijoux discrets lui firent parure, et son alliance attachée d’un fil à son cou passa à son doigt ( mes nièces, j’imagine que vous désireriez une description complète du costume de notre héroïne, si je m’abstiens de l’entreprendre c’est uniquement afin de vous laisser le plaisir de la concevoir à votre goût).
     Françoise s’assit alors sur le coussin d’un grand fauteuil aux armes des seigneurs de L. et absorba rapidement son dîner. Elle aimait beaucoup les animaux (doux), elle en découvrit de peints ou sculptés, gravés, brodés de toutes les façons et tels que peintres et artistes eussent désiré en faire de pareils, animant avec abondance la décoration de la salle. Les Oiseaux et les chiens dominaient ; l’un de ces derniers tout particulièrement attira son attention : on eut dit le portrait de sa fidèle Netra, que la méchante intendante avait fait tuer. Elle toucha de son morceau de coudrier la tapisserie, et sa chienne chérie se trouva sur ses genoux, lui léchant les mains, et même les mordillant un peu pour être bien sûre de ne se tromper. L’anneau semblait le troubler, une caresse changea le cours de ses idées enclines à la jalousie.

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