Article parus dans France Catholique N° 2920

La Passion, de Mel Gibson, par Marie-Jo York

Si l’on a écouté et lu tout ou partie de ce qui s’est dit et écrit pendant une année à son propos, y compris les multiples interviews de son réalisateur, on avait suffisamment de raisons pour ne pas aller voir le film. Tout était fait pour décourager le public. On ne peut ici que résumer la controverse.

Les organisations juives américaines ont donné le ton les premières. Le président de l’Anti-Defamation League, Abe Foxman, a finalement conclu que Mel Gibson n’était pas lui-même antisémite, que son film ne l’était pas, mais que dans des pays ou auprès de publics moins avertis que les Etats-Unis et les Américains, il pouvait être compris de cette manière. Sur leurs objurgations, Gibson a accepté de ne pas traduire "Que son sang retombe sur nous et nos enfants", mais l’a maintenu dans le script, de même qu’il s’est refusé à faire suivre la projection d’une mise au point.

Les milieux évangéliques ont massivement endossé le film après mûre réflexion et une campagne intense de publicité. Mel Gibson a feint de s’en étonner sachant qu’il se déclare ouvertement catholique traditionaliste, sinon pré-conciliaire (moins extrême toutefois que son père), donc a priori peu œcuménique. "Christianity Today", le mensuel du prédicateur Billy Graham, dans sa livraison de mars 2004 se pose la même question : "Pourquoi les évangéliques soutiennent-ils un film catholique ?". La réponse réside dans l’image même de Jésus centrale dans le prosélytisme évangélique.

Les autorités catholiques sont demeurées les plus prudentes. Plusieurs cardinaux, évêques et organes de presse ont déclaré leur enthousiasme. D’autres ont à l’inverse pris leurs distances. On a voulu faire trancher le Pape qui, en principe, ne rend jamais publiques des opinions de nature privée. Après tout, il s’agit d’un film de cinéma, pas d’une définition doctrinale. La conférence américaine des évêques a publié une brochure qui rappelle cette dernière. Des groupes pour la Nouvelle Evangélisation ont édité de leur côté un "guide de la Passion : cent questions posées par le film" (Catholic Exchange-Ascension Press). Le thème majeur du débat entre catholiques – outre le fait de savoir si c’est bon ou mauvais pour le dialogue judéo-chrétien – porte sur la représentation de la violence. Curés et pasteurs diffèrents d’une paroisse à l’autre pour savoir s’il est bon d’y emmener des enfants. Le film à cause de l’hyperréalisme des scènes de torture a été classé interdit aux moins de dix-huit ans. Des prêtres se sont même demandé s’il est bon d’y encourager les catholiques adultes. Ces images ne vont-elles pas rester incrustées dans les esprits et se substituer à la contemplation eucharistique au centre de leurs messes ou de leurs prières ? écrit l’un d’eux dans un bulletin paroissial.

Il est clair que Mel Gibson a un parti pris et un seul : les souffrances du Christ, la brutalité "épouvantable" de la Passion, bien éloignée d’un simple procès de droit commun auquel on la réduit parfois. Il a réalisé un film de guerre dans la ligne du précédent sur le Vietnam. De l’arrestation à Gethsémani à la mort sur la Croix, ce ne sont que violences, tortures, lacérations – notons-le : toujours de la part de la soldatesque romaine -, du sang, du sang et encore du sang. Le film est une longue contemplation en direct des plaies du Christ. Gibson ajoute aux récits évangéliques des sources issues de la tradition ou de la dévotion populaire, comme celle du Chemin de Croix (rencontre des saintes femmes, le Saint Suaire), et certaines des visions de la Bienheureuse Catherine Emmerich ("la passion douloureuse" de 1833) qui, comme Saint François, reçut les stigmates : les saintes femmes qui essuient avec un linge fourni par la femme de Ponce-Pilate la colonne de la flagellation, la présence de Satan, le tentateur, tout au long du supplice. Il y ajoute surtout sa vision d’artiste et son imagination de croyant : ce Satan par exemple, distinct de Judas traité en comparse, est dépeint dans le film comme un personnage androgyne, interprété par une actrice féminine.

Gibson a dit avoir été influencé par les tableaux des grands maîtres de la renaissance italienne, mais son Christ sanguinolent fait aussi penser aux Christs espagnols. Le cinéma ajoute au portrait le mouvement. Il en retranche le plus possible de paroles en choisissant de tourner en araméen et en latin et de ne donner que quelques sous-titres (après avoir voulu s’en abstenir totalement). Les précédents films sur Jésus en anglais, de surcroît avec des acteurs connus, le rendaient plus familier et amortissaient ce qui doit rester un choc brutal, une rupture totale. Ici l’acteur Jésus (James Caviezel dont on se souvient dans un film avec Jennifer Lopez) disparaît. Le Christ est défiguré dès les premiers coups qui lui ferment un œil. Il est rapidement méconnaissable, un simple corps de chair mis à nu, la peau rougie à satiété, comme ces viandes de Soutine ou certains Rouault. En outre, Gibson a toujours filmé le Christ en premier plan, souvent occupant la totalité de l’écran, touchant presque le public, comme lorsque l’on a l’impression que la croix qu’on lève va déchirer l’écran et retomber sur les spectateurs, au lieu que les autres films le faisaient entrer dans un paysage lointain, à bonne distance de nous. Bien sûr, ce sont là des effets spéciaux. On peut détourner les yeux des scènes les plus atroces, la plus lancinante étant la longue séquence de la flagellation où Gibson semble en rajouter à plaisir. Les Evangiles ne donnent pas à voir. Leur écriture est sobre. La flagellation est indiquée d’une seule phrase. Gibson n’en fait-il pas trop ? Il y a un excès dans la mutilation que l’Eglise a toujours rejeté. Les bornes ici sont dépassées. Il a été jusqu’au maximum où il pouvait aller.

Mais voilà le miracle : quelqu’un regarde avec nous sans baisser la tête, recueille le précieux Saint-Sang avec dévotion, soutient les femmes, confronte le regard de l’ambivalent Satan, prend le corps du Christ dans ses bras, ses lèvres rougies par ses baisers dans son sang, et c’est elle qui nous regarde. Gibson a dit que son film était marial. Il y a réussi avec une remarquable actrice juive (pratiquante) d’origine roumaine Maia Morgenstern. Plus qu’une Passion, on a eu raison de dire que le film retrace les cinq mystères douloureux du Rosaire. Il ne faut pas chercher plus loin le sens du film et de la démarche de foi de son auteur.

Les foules vont-elles sortir de cette représentation, que d’aucuns ont appelée "médiévale" de la Passion, pour se répandre en pogroms ? Assurément non. On n’en sort ni vainqueur ni vaincu. Nul triomphalisme, mais un accablement général et un grand silence. Bien sûr, il y a eu des milliers de crucifiés par les Romains et d’autres empires. Deux mille ans d’Histoire chrétienne ont aussi laissé un cortège de morts sous la torture. Il y a eu des centaines de milliers, des millions d’êtres humains réduits à l’état de loques sanglantes dans des camps d’extermination. Chaque fois que cela s’est produit, les chrétiens y revoient le visage du Christ.

Le film va-t-il nous faire paraître bien insipide le sacrifice de l’Eucharistie à chacune de nos messes : "Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang" sous les espèces du pain et du vin, et notre communion à l’hostie ? C’est plutôt le contraire. Notre époque est trop peu portée à l’aspect sotériologique du christianisme, pourtant la plus grande innovation religieuse de l’Histoire. Aux tenants du Jésus américain, Jésus Superstar, Jésus Yogi, (1) une plongée de ce côté ne fera que du bien.

Mais il y a un mais : si l’on devait faire un reproche à Gibson, si ce n’était pas là justement son propos, ce serait de donner à la Passion un caractère entier, exhaustif, exclusif. Contrairement à tous les autres films sur le sujet, on en oublierait ici "the happy end" : le Christ est ressuscité. L’épilogue est certes traité par Gibson mais en demi-teinte, presque tristement, sur fond de tambours inquiétants et non de chorales joyeuses. Le Christ est seul, assis et non surgissant debout du néant, sombre et non enveloppé de lumière, à l’inverse des représentations traditionnelles. A ma connaissance, personne ne semble avoir interrogé Gibson sur ce point. Qui peut néanmoins ignorer : "Mort où est ta victoire ?". Gibson croit-il que Christ est vraiment ressuscité ? Croit-il que cela aurait gâché son effet ? Est-ce pour un prochain film ? Ou n’est-ce pas filmable ? L’imagination catholique a là un champ infini où se déployer, contrairement à ce que redoute notre brave curé de paroisse. Enfin, il lui reste tout l’enseignement du Christ avant la Passion, si peu présent, comme les apôtres. Il reste l’Eglise, absente par définition du film. Finalement est-ce un film si catholique s’il y manque ce contexte ? Humain, trop humain.

 


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